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UNE POÉTIQUE DE LA RÉPARATION
TEXTE DE CAROLINE CROS, HISTORIENNE DE L'ART ET CONSERVATEUR DU PATRIMOINE, POUR THE SECOND SPACE, EXPOSITION SOLO DE STÉPHANIE SAADÉ, MARFA'
PROJECTS, BEYROUTH, 2017.
Le travail de Stéphanie Saadé développe un langage de la suggestion, jouant sur le poétique et la métaphore. Elle nous livre des
indices, des signes, des pistes sans images et parfois muettes, qui se répondent les uns les autres comme les mots d’une seule
phrase. À nous spectateur, de les décrypter, tel un archéologue face à des traces, des fossiles, des fragments. L’énigme se situe
souvent du côté de l’histoire personnelle de l’artiste. L’histoire personnelle est ici uniquement saisie en tant que matière universelle.
Ainsi recouvre t-elle en intégralité des photographies de son enfance avec de la feuille d’or pur, “colorie”- t-elle d’or des lunes
émergeant de paysages nocturnes, trace-t-elle des lignes dorées sur ses documents de voyages (cartes d’embarquement, billets
d’avion) au niveau des pliures du papier ou encore vient-elle délicatement renforcer les maillons d’une chaîne de métal à l’aide de
cette matière résiliente, symboliquement énergétique. L’usage de l’or est une des composantes fortes de sa pratique. Matière
précieuse, qui évoque bien sûr les icônes byzantines et orthodoxes, les masques funéraires, les primitifs italiens, mais, plus
récemment, les monochromes de Yves Klein ou certaines performances de Joseph Beuys. Dans Comment expliquer les tableaux à
un lièvre mort en 19651, Beuys tient sur son sein un lièvre mort, comme il le ferait d’un enfant. Il se déplace dans la galerie vers les
tableaux pour les montrer au lièvre, s’en approchant jusqu’à les toucher. Son visage est entièrement recouvert de miel et de poudre
d’or. Jannis Kounellis y fait allusion avec Senza Titolo en 1975: une paire de chaussures aux semelles dorées à la feuille d’or. Bruce
Nauman recouvre son visage d’or face à la caméra-miroir dans Art Make-Up (1967). Ces performances historiques font écho à
Identity in Change (2017), qui consiste à “repeindre“ intégralement à l’argent pur sa propre photographie d’identité. La dimension
performative et l’appropriation du corps de l’artiste comme “étalon” de mesure d’un point à un autre et la visualisation d’une Distance
Elastique (2017) sont aussi des données fondamentales de son travail, qui nous rappellent les travaux conceptuels de Stanley
Brouwn.
Née le 11 janvier 1983, à trente kilomètres de Beyrouth, Stéphanie Saadé est une enfant de la période post-conflit libano-syrien-
israélien, qui fige le Liban depuis les années 1970. Ses voyages et ses résidences de Paris à Maastricht, jusqu’à la Chine, lui
ouvrent de nouveaux horizons. De ce statut d’étrangère, elle bâtit une “esthétique de l’exil” et donc de la distance : c’est bien son
expérience qui fabrique les formes et les situations qu’elle nous invite à expérimenter avec elle. Ainsi, parvient-elle à incarner, avec
d’autres protagonistes libanais, une posture artistique différente de la génération précédente. Si l’histoire politique récente et ses
mécanismes politico- nanciers restent bien évidemment omniprésents, elle n’est, de fait, jamais littéralement représentée, racontée,
ni même évoquée directement. Marquée par des figures modernistes et conceptuelles de la scène occidentale, de Marcel Duchamp
à On Kawara, de Yves Klein à Felix Gonzalez-Torres, cette génération met davantage le cap sur la logique du sensible tout en
assimilant les préceptes d’un art conceptuel, qui met le spectateur en position créative et responsable, dans un dialogue imaginaire,
que les situations proposées par l’artiste facilitent, mais n’imposent pas. Le spectateur, comme l’artiste, serait, en quelque sorte, la
métaphore de ce que cette génération entend provoquer à l’échelle des consciences : une posture active et participative à la fois, où
toute dimension contestataire a bel et bien disparu au profit d’un travail silencieux, profond et durable.
C’est à partir d’une poétique de l’intime, du sensible et de l’absence, que Stéphanie Saadé opère une autre perception de l’histoire
libanaise. L’archive, les documents photographiques, les témoignages des survivants et les récits historiques sont remplacés par
des objets vivants, labiles, impermanents, des expériences et des déplacements. L’exposition pour Marfa’ est, en soi, une œuvre
d’art totale qui “forme une sorte de scène parsemée d’objets et d’instants, conçus comme des mécanismes induisant une action
immatérielle.”
Plusieurs typologies d’objets et d’actions sont ainsi à l’œuvre dans son travail depuis ses débuts. Ils ont tous en commun la question
de la mémoire, du souvenir et de la reconstitution d’un vécu, qui activent des formes à leur tour immatérielles : “Ce ne sont pas des
objets inertes.” La question, qui est alors posée est bien celle de la réparation, à partir de situations, de drames, d’accidents, de
rencontres. Soigner les soudures des anneaux d’une chaîne de métal en les recouvrant d’or pur en serait alors la métaphore la plus
poétique. C’est en réconciliant les contraires et les oxymores, au fondement même de notre humanité - passé et présent, présence
et absence, proximité et éloignement, croissance et décroissance - que l’homme, les nations et les peuples maîtrisent à nouveau
leur destin et dessinent eux-mêmes leur devenir. Parfois, la question de la réparation est amenée plus légèrement, sur le mode du
bricolage: “un peu partout, les gens trouvent des solutions vernaculaires et improvisées. Les reproduire me permet de donner de la
valeur à ces choses invisibles, qui m’intéressent, à les empêcher de disparaître.”
Justement, le processus des Re-enactment en est la preuve quotidienne. Cette pratique consiste à reconstituer des ready-made
hybrides et souvent anonymes. Ce sont des objets ordinaires, mais singuliers, qui attirent l’attention de l’artiste pour leur étrangeté
et leur valeur poétique, à révéler. Pour Self, l’objet est choisi pour sa dimension anthropomorphique : un socle vertical recouvert de
miroirs avec une ne ceinture sur les hanches. Cet objet ordinaire n’est pas si anodin: il fabrique des images et serait en quelque
sorte une métaphore de l’individu et la somme invisible des expériences vécues. “Il sert de support aux images qui se re ètent par
intermittence sur ses parois et disparaissent. La ceinture, ce qui resserre, empêche de glisser ou de tomber, joint entre elles ces
images venues des quatre directions : le Nord, le Sud, l’Est et l’Ouest”, nous dit l’artiste.
Le ready-made modifié, intitulé The Second Space, est une poutre ancienne. Il s’agit d’un fragment de charpente, issue d’une
maison beyrouthine traditionnelle, un objet à la fois structurant et architectural, qu’elle a toujours côtoyé depuis son enfance : “à la
destruction de la maison, mon père a conservé ce morceau de charpente, qui avait survécu, pour l’installer dans notre maison
familiale”. Cet objet affectif, devenu nomade, est un “témoin de toute mon enfance et de toute l’histoire du pays. Il a une valeur
universelle.” Stéphanie Saadé se l’approprie et fait graver dessus le tracé des trois itinéraires qui lui permettaient, enfant, de se
rendre à son école. A travers la reconstitution abstraite de ces trois trajets, le visiteur se déplace à son tour. Il est en mouvement
dans l’espace et dans le temps. Avec Stéphanie Saadé, l’immatériel est une véritable matière, qui se pérennise par la mémoire, bien
au-delà de l’exposition et des expériences qu’elle engendre : “Un autre espace est utilisé : le temps. Malléable, ductile, il se laisse
malaxer comme une pierre amadouée malgré sa rigidité intrinsèque. Il revient quand on l’appelle, se couvre d’argent ou d’or pour
disparaître ou s’allonger. Son passage, et le vieillissement de l’exposition, sont mesurés par la tige d’une pousse de lentille qui
s’étire et regarde désormais de haut son habitat passé qui lui semble petit, comme elle l’était. Le temps engendre la distance.
Élastique, celle qui sépare l’artiste de son exposition et engendre la nostalgie apparaît sous la forme d’un nombre qui demeure
rarement le même.” Dans ses propos, Stéphanie Saadé évoque plusieurs œuvres pensées pour l’exposition. D’une part,
Contemplating an Old Memory, qui est une œuvre organique et sa réplique en or, conçues comme un diptyque. A partir d’une
lentille, l’artiste réalise un moulage sans abîmer cette graine précieuse, pleine d’énergie et de richesse séculaires. Puis, le moulage
est coulé en or, tandis que la véritable lentille est exposée en situation de croissance naturelle. Le moulage va se figer dans le
temps, par le processus d’empreinte, tandis que l’autre lentille va germer et croître durant le temps de l’exposition. Ainsi “une
distance se crée entre les deux graines: au fur et à mesure que la lentille germe et pousse, elle s’éloigne, prend de la distance avec
le moulage en or, matrice de ce qu’elle était à l’origine. La graine germe verticalement, vers le haut, le ciel (rappelant des contes et
histoires tels que Jacques et le haricot magique, où la graine établit un lien entre terre et ciel), et à mesure qu’elle germe s’éloigne
également horizontalement de l’autre graine, comme sur une frise historique... Tout au long de sa croissance, elle a la possibilité de
contempler le passé figé dans l’or.” La métaphore avec le processus d’humanisation et d’assimilation de la terre et des individus est
évoquée poétiquement à travers un conte d’enfance. “Au lieu de vendre sa vache pour dix pièces d’argent, Jacques l’échange
contre un haricot. Le lendemain, comme dans un rêve, pendant que Jacques dormait, le haricot a poussé jusqu’au ciel. Autrefois, on
échangeait un diamant pour une graine de caroube : au poids et à la taille infailliblement réguliers, la graine équivalait à un carat.”
D’autre part, et c’est là que le lien avec la dimension performative fait sens, l’artiste souhaite aussi incarner la distance, proche ou
lointaine, qui la relie ou l’éloigne de son exposition. Il ne s’agit pas d’une incarnation physique et gée, mais inframince, voire
invisible. Un parfum de jasmin, celui porté par l’artiste tout le temps de l’exposition, un écran numérique qui indique une suite de
chiffres correspondant à la distance (Elastic Distance, 2017), qui la sépare de la galerie, un diamant issu de la boucle d’oreille de sa
mère (Thin Ice, 2017), qu’elle a incrusté dans le sol de la galerie et dans lequel un visiteur inattentif trébuche, comme Duchamp
s’amusait à le faire avec ses amis, qui visitaient son atelier à New York en 1917 et butaient dans le porte-manteau qu’il avait fixé au
sol (Trébuchet, 1917). La deuxième boucle de la paire de boucles d’oreilles est portée par l’artiste, ou le cas échéant, dévoilée dans
une autre exposition en cours. Là encore, le lien est discret mais indestructible. “Je m’intéresse aux distances, à une définition de
l’individu au moyen des différentes distances qui le séparent d’éléments, de lieux, de moments. Ces distances ne seraient pas des
distances réelles et figées, mais plutôt des distances subjectives.”
Enfin, la troisième typologie d’œuvre proposée pour cette plateforme esthétique et poétique qu’est The Second Space, est une
performance en forme d’autobiographie vivante. L’artiste a invité, le jour du vernissage, trente-trois personnes de son âge, qui
viennent juste d’avoir trente-quatre ans, pour célébrer ensemble “d’inattendues retrouvailles.” Voici l’annonce que l’artiste a fait
diffuser dans la presse: “Stéphanie Saadé recherche des personnes nées le 11 janvier 1983 pour sa prochaine exposition The
Second Space à la galerie Marfa’. Si vous êtes né(e) à cette date, merci de contacter la galerie par téléphone.” Pour cette œuvre
éphémère et recomposable via un protocole, People Your Age, l’artiste prend un risque encore plus grand que dans ses
précédentes propositions. Nul ne sait si ces personnes viendront, si elles seront en capacité de se lier les unes aux autres,
d’échanger et d’improviser de nouvelles situations. Entre nostalgie et esthétique relationnelle, cette œuvre est sans doute la plus
ambitieuse de cette exposition réplique. La galerie Marfa’, identi ée à The Second Space, devient le réceptacle d’une potentielle
“second story”, imprévisible, en train de naître, comme la lentille.
1. Galerie Schmela. Düsseldorf.
Caroline Cros, 2017